Caroline Châtelet
Marta Górnicka, La guerre par less visages des femmes
Sceneweb.fr, 08.10.2023
Au Maillon à Strasbourg, en première française avant le festival d’Avignon 2024 cet été, l’artiste Marta Górnicka propose avec Mothers – A Song for a Wartime une réactivation puissante et politique du choeur antique.
En entrant dans le hall du Maillon, en ce vendredi soir, des chants résonnaient. C’est que pour la dernière des trois représentations à Strasbourg de Mothers – A Song for a Wartime, la metteuse en scène et chanteuse polonaise Marta Górnicka menait un « warm up ». Soit un échauffement physique, vocal et choral pour le public qui le souhaitait. Et il suffisait d’y participer, ou ne serait-ce que d’y assister une poignée de minutes, pour saisir ce qui fonde le travail de Marta Górnicka : un travail collectif généreux, qui, en engageant le corps et la voix, n’élude pas la pensée. Autant de traits saillants qui sédimentent et infusent Mothers – A Song for a Wartime.
Réunissant au plateau une petite vingtaine de femmes (interprètes âgées de 9 à 71 ans), ce spectacle est né d’un atelier mené par la metteuse en scène depuis plusieurs mois à Varsovie. Tandis que certaines, ukrainiennes et biélorusses, ont du fuir leur pays, d’autres, polonaises, les ont accueillies. Autant de femmes aux vies, parcours et rapports au chant et à la musique très divers. Artiste régulièrement accueillie au Maillon depuis 2012 (d’abord à Premières, festival dont la directrice artistique d’alors Barbara Engelhardt est depuis devenue directrice du Maillon), Marta Górnicka est rompue à ce travail de chœurs avec des personnes issues d’horizons politiques et sociaux variés. La metteuse en scène explique, ainsi, dans le programme de salle trouver dans le chœur « le lieu par excellence de l’expression des critiques et des antagonismes sociétaux (…), le chœur [exprimant] une intelligence collective qui traverse les générations et se donne la possibilité d’imaginer l’inimaginable. » Pour Mothers …, c’est la question de la guerre qui est au cœur du propos.
Après une adresse au public préliminaire pour présenter le chœur sur scène – dont la disposition en triangle évoque nettement plus une position militaire qu’un dispositif choral – et la petite fille (qui demeurera pour l’essentiel de la représentation dans la salle), Marta Górnicka rejoint le centre des gradins. C’est là, depuis la salle, qu’elle va diriger le concert – sa présence au cœur du public créant de fait une jonction entre scène et salle, entre les chanteuses et les spectateurs. À l’écoute du premier chant du livret, chanson traditionnelle souhaitant la prospérité, célébrant la vie et le renouveau ; face à la douceur de ses paroles et à sa musique harmonieuse, le public pourrait benoîtement s’attendre à voir dérouler tout un répertoire – aussi émouvant que lointain – de musiques traditionnelles (bulgares, polonaises et ukrainiennes). Mais si Mothers … puise dans ce corpus folklorique (notamment les « chtchedrivky », chansons populaires venues d’Ukraine) ainsi que dans les poèmes de la poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka (1871 – 1913), son livret agrège d’autres types de paroles. L’on entend, ainsi, des témoignages des interprètes sur leurs rêves, leurs espoirs, leur exil, ainsi que des textes signés de Marta Górnicka et renvoyant eux aussi à la guerre actuelle. Il y aura, également, quelques vidéos aussi allusives que brutales signalant ce que les situations de guerre impliquent pour leurs protagonistes (où comment l’on en vient à inscrire sur le dos de son enfant des informations permettant de l’identifier, mort ou vivant).
Ce glissement savamment construit – certaines compositions entremêlant les différents registres, lyriques comme politiques – se révèle aussi pertinent que puissant. Scandé, chanté ou parlé-chanté, donnant lieu pour chaque morceau à un investissement différent du plateau (les chanteuses passant d’un chœur uni à de petits groupes ou à des places isolées), l’ensemble parle de l’Europe. Une Europe hanté par la guerre. De la guerre et de la façon dont elle touche les femmes, par les viols, les violences, les meurtres, la perte des êtres chers. De l’anéantissement que produisent les conflits, des traumatismes profonds, de l’impossibilité de rentrer chez soi. Du choix de ne plus subir, du souci pour ces femmes de s’affirmer comme des protagonistes de cette guerre.
L’on saisit alors progressivement le double mouvement politique opéré par Mothers – A Song for a Wartime : réactivation et déplacement. Réactivation de tout un patrimoine de chants et réinvestissement de celui-ci avec des textes contemporains qui, s’ils demeurent certes prosaïques, réalisent un déplacement dans les sujets (ce n’est plus la célébration de la nature, du bonheur et de la vie, mais la description de ce que la guerre brise au quotidien). Réactivation, également, du chœur antique – valant au spectacle le choix de « Mothers » – et déplacement, là encore, des enjeux de ce dernier. Comme Marta Górnicka l’explique, les chœurs étant dans nombre de tragédies grecques constitués de mères (comme dans Les Suppliantes, d’Euripide), qui n’ont pour seules alternatives que de tuer ou de pleurer, Mothers … leur donne la parole. Ce qui se déplie au fil du livret est la revendication d’une place excédant celle de corps violés et meurtris par la guerre. Dont acte, et le spectacle se donne comme la concrétisation d’une mise en mouvement collective (nous invitant également, nous public, à celle-ci) n’oblitérant pas la singularité de l’histoire de chacune.
Derrière son apparente simplicité formelle passant par un plateau nu et la banalité de ses costumes, son adresse directe et franche, sa chorégraphie rigoureuse, le tout soutenu par une interprétation tenue évitant l’écueil du pathos et du misérabilisme, Mothers …interpelle. En rappelant le caractère insoutenable de cette guerre – et partant, de toutes – le spectacle pose comme conviction que « la somme des réflexions de chaque individu change la réalité ». Et que face à l’indifférence, il importe de (re)dire les horreurs, non pas uniquement pour les déplorer mais dans l’espoir que ces dernières n’arrivent « never again » (« jamais plus »). Et si la dernière chanson entretient dans sa scansion finale une ambiguïté volontaire entre le « jamais plus » (« never again ») et le « encore » (« again ») c’est bien pour rappeler que loin de tout angélisme, les changements n’adviendront qu’à la condition que les regards se dessillent et que chacune et chacun se mobilisent.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Mothers. A Song for Wartime de Marta Górnicka
Avec Lisa Kozłowa, Svetlana Berestovskaja, Valeria Obodiańska, Bohdana Zazhytska, Swietlana Onischak, Anastasia Kulinich, Natalia Mazur, Julia Rydna, Sasza Czerkas, Palina Dobrovolskaja, Katerina Aleinikova, Katerina Taran, Anna Mykhailova, Aleksandra Sroka, Katarzyna Jaźnicka, Ewa Konstanciak, Elena Zui Voitekhovskaya, Kamila Michalska, Maria Robaszkiewicz, Polina Shkliar, Daria Novik
Libretto : Marta Górnicka & Ensemble
Musique : Marta Górnicka, Wojtek Frycz
Choréographie : Evelin Facchini
Scénographie : Robert Rumas
Costumes : Joanna Załęska
Consultation dramaturgie : Olga Byrska, Maria Yasinska
Traduction ukrainienne du libretto : Olesya Mamchych
Traduction biélorusse du libretto : Maria Pushkina
Ethnomusicologiste ukrainien : Anna Ohrimchuk
Jeux des enfants ukrainiens : Venera Ibragimova
Ateliers de choréographie : Lama Szydłowska
Traductions ukrainienne et biélorusse : Rita Guretskaya, Maryja Łucewicz- Napałkow
Fondation du chœur de femmes : Marta Kuźmiak, Iwa Ostrowska, Katarzyna KoślaczCoproduction : The Chorus of woman foundation, Varsovie / Teatr Powszechny, Varsovie / Maxim Gorki theater, Berlin / Festival d’Avignon / Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne / Spring Performing Arts Festival, Utrecht / Landestheater Niederosterreich und Tangente St. Pölten – Festival für Gegenwartskultur
En coopération avec : Teatr Dramatyczny / Nowy Teatr / Euro Scene Festival Leipzig / Ukrainian Institute / Foundation For Freedom, Warsaw, organisation à but non-lucratif autour des migrants d’Ukraine, Tchétchénie, Biélorussie, Tajikistan etc. / « Przystanek Świetlica » – Bus stop: centre communautaire, salle de jour pour enfants et jeunes de migrants Centre communautaire solidaire « Słonecznik », centre communautaire d’artistes ukrainiens à Varsovie / Plateforme de financement indépendante Kalektar – Kalktar Org, une plateforme de recherche sur l’art contemporain biélorusse
Co-financement : Ville de Varsoviedu 4 au 6 octobre 2023
Le Maillon – StrasbourgFestival d’Avignon 2024